Extrait du mois


In memoria 2038.



58

Océane

 

 

Extrait mémoriel : 22-12-2038IR3

Est-ce bien ça, l’amour ?

Océane vivait une expérience inédite. La jeune fille était perturbée par la dépendance qu’engendraient ses petites escapades en compagnie de Mathieu. Elle se sentait bien auprès de lui, elle pouvait passer des heures dans la cabane à se blottir au chaud contre lui tandis qu’il jouait avec ses bouclettes. Il était vraiment talentueux avec sa guitare, ses doigts longs grattant inlassablement les cordes de l’instrument de musique. Il réussissait à produire des sons inattendus qui se mariaient bien avec les bruits de la nature. Toutefois, ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était lorsque ces mêmes doigts exploraient son corps et éveillait une sensation intense en elle, lui procurait des spasmes qui l’amenaient parfois au bord de l’évanouissement.

Les moments passés sans lui semblaient de plus en plus fades. Les proches qui l’hébergeaient avaient beau être gentils et attentionnés, elle éprouvait un vide sans sa présence. Sa tante avait bien noté son trouble et acceptait ses absences, tant physiques que mentales. Ses pensées se limitaient à une seule personne.

Aujourd’hui, elle allait pratiquer un nouveau sport avec Mathieu : la motoneige. C’était dans la région le moyen de transport privilégié en temps hivernal pour se rendre d’un village à l’autre, considérant le rationnement de l’essence, l’état des routes et les nombreux barrages. Au début, la sœur de Thérésa avait désapprouvé ce projet, mais comme le conducteur parcourait les sentiers du coin depuis son enfance et qu’il avait de la famille dans un hameau à 30 kilomètres d’ici, elle avait finalement donné son accord. Après tout, sa nièce serait majeure dans quelques mois…

La journée s’annonçait froide et ensoleillée. Il avait neigé la veille, quinze centimètres s’étaient ajoutés au tapis blanc ornant déjà le paysage. Mathieu venait d’arriver avec son véhicule de transport, un bon vieux skidoo reconverti à l’électricité. Avant de laisser partir Océane, sa tante l’examina de la tête au pied. Elle veilla à ce qu’aucun morceau de peau ne soit à découvert. Ainsi protégée, camouflée sous une impressionnante couche de vêtements, l’adolescente allait pouvoir affronter l’extérieur. Pendant ce temps, dehors, son oncle inspectait d’un œil critique la motoneige. Il sourit en la voyant sortir de la maison. Un nuage d’humidité causé par sa respiration se forma devant son visage quand il lui dit :

  • Je constate qu’Amélie t’a parfaitement coachée au niveau de l’habillement.

Puis il termina son examen du matériel et s’adressa au compagnon de voyage de sa nièce :

  • Quel trajet vas-tu emprunter ?
  • On va suivre les sentiers bordant la route 276 jusqu’au magasin général de Saint-Odilon-de-Cranbourne. La municipalité a besoin de vivres supplémentaires. Après, on va rendre visite à ma cousine en attendant que les commis déchargent le contenu et le remplacent par une commande de ma mère.
  • Tu comptes revenir vers quelle heure ?
  • Je te la ramène avant la tombée du jour. Promis.
  • Tu as bien fait le plein du réservoir de secours ?
  • Évidemment, car même si mon autonomie électrique est de 400 km, on ne sait jamais. Et j’ai toujours ma trousse d’urgence avec moi. Donc pas besoin de vous inquiéter.

Satisfait, Patrick hocha la tête et passa près d’Océane. Elle le trouvait plutôt sympathique avec sa belle gueule et ses yeux profonds, elle comprenait aisément pourquoi sa mère et sa tante s’étaient chamaillées pour ce type.

  • Bonne route, alors. Ne tardez pas trop en chemin.

La jeune fille se plaça sur le siège arrière et entoura la taille de son copain. Celui-ci démarra le moteur et le véhicule avança en douceur. Aussitôt, la morsure du vent se fit sentir, mais ne réussit pas à percer l’épaisse couche de vêtements qu’elle portait. Ils traversèrent la petite ville en empruntant des rues qui n’avaient pas encore été déneigées.

  • On ne peut pas aller plus rapidement ?
  • Pas maintenant, l’entendit-elle lui répondre. Pente, droit devant.

Elle comprit en effet la raison lorsqu’elle aperçut la forte inclinaison de la route. Ils passèrent devant un panneau orange sur lequel on pouvait voir une sorte de triangle et le chiffre 12 %. Avec la charge traînée par le scooter des neiges, il eût été dangereux de descendre à plein régime.

Peu après, ils atteignirent un premier barrage, dressé sur le chemin au pied d’une ancienne station de ski alpin. Mathieu n’eut pas besoin de faire un arrêt, tout au plus ralentit-il afin que l’on puisse le reconnaître. Océane apprécia le trajet, tout était si calme, seul le moteur électrique brisait le silence.

Cette heure passée à circuler dans le sentier balisé en motoneige était magique. L’adolescente ressentait, même si elle se tenait à l’arrière, la puissance de l’engin, sentait le froid mordant engendré par leur vitesse malgré la combinaison chauffée. Ils durent décélérer à quelques endroits, notamment quand ils rencontrèrent un renard qui les regarda, impassible, un lièvre dans sa gueule. Ici, les animaux ne craignaient pas l’homme, chacun respectant le territoire de l’autre.

La fumée provenant des poêles à bois des premières maisons apparut au loin. Cinq minutes plus tard, ils arrivèrent devant le magasin qui attendait leur livraison. À une époque lointaine, cet immeuble en brique devait avoir abrité un bureau postal. Mathieu stationna la motoneige et la cargaison à l’arrière du bâtiment et détacha le traîneau.

  • J’avertis la proprio de notre présence, puis on va manger un morceau chez ma cousine.

La jeune fille ne proposa pas de l’accompagner à l’intérieur. Ce village semblait tellement paisible ! Elle était si loin de ce monde oppressant dans lequel elle avait vécu.

Cependant, la magie s’envola subitement. Tandis que son copain allait franchir la porte d’entrée, celle-ci s’ouvrit et deux hommes en sortirent, l’un d’eux heurtant Mathieu qui se trouvait sur son chemin. Ce dernier faillit perdre l’équilibre sous l’impact.

  • Tu ne peux pas regarder devant toi, crétin ? aboya le type qui l’avait bousculé.

Quelques minutes plus tard, Mathieu rejoignit Océane sans faire d’éclat en se massant l’épaule.

  • Désolé pour ces brutes. Si ça peut te rassurer, ces gars ne sont pas de la région. La proprio m’a dit qu’ils n’étaient que de passage. Viens, ma cousine vit à 10 minutes d’ici.

***

Le jeune homme ne put tenir la promesse faite à l’oncle de son amie. Au moment où ils s’apprêtaient à repartir, il y eut un problème avec le crochet du traîneau et Mathieu passa deux heures à effectuer la réparation. Ce fut donc après les dernières lueurs du jour qu’ils purent prendre le chemin du retour et ils n’arrivèrent à Lac-Etchemin que vers 19 heures, alors que le soleil était couché depuis presque trois bonnes heures.

Mathieu ralentit la vitesse de l’engin en entrant dans le village. Il n’y avait pratiquement pas d’activités, les rues étaient désertes, les résidents étaient probablement tous bien au chaud dans le confort de leur foyer. Océane ferma les yeux, tout en serrant davantage ses bras autour du corps de son compagnon. Elle ne sentait que la fumée des poêles à bois des unités d’habitation et les vibrations du moteur électrique de la motoneige. Le véhicule s’immobilisa doucement. Elle souleva les paupières, un sourire aux lèvres. Ils se trouvaient devant le magasin général de la mère de Mathieu. Elle relâcha son emprise, posa un pied par terre et en profita pour étirer ses bras endoloris.

  • Tu entres te réchauffer un peu ? lui demanda son ami.

Océane secoua négativement la tête.

  • Il est tard. Je vais me dégourdir les jambes en marchant jusqu’à la maison.

Il se leva et se dirigea vers l’arrière du skidoo pour décrocher le traîneau.

  • Je te raccompagne, alors…
  • Très galant de ta part, mais c’est inutile.

Mathieu n’insista pas. Il tenta un baiser qu’il ne put donner, gêné par son casque, prit une caisse et entra dans le commerce. La jeune fille, une fois seule, déposa le casque qu’il lui avait prêté sur la motoneige et s’en alla.

Perdue dans ses pensées, elle parcourut rapidement le trajet qui la séparait de son lieu d’habitation. Elle passa même devant, sans s’en rendre compte. Elle s’en aperçut deux résidences plus loin et rebroussa chemin, tout en se tapant le front de la main droite. Ce n’est qu’en arrivant au portail qu’elle remarqua le 4×4 dans l’allée. C’était le véhicule de la brute qui avait bousculé son copain plus tôt. Elle ne s’attendait pas à le revoir ici !

Du fait de cette présence surprenante, elle s’avança lentement vers la porte, l’ouvrit doucement et fit trois pas dans le couloir. En baissant la tête, elle entrevit une trace de sang au pied du pouf, près du porte-manteau. Un frisson l’envahit. Puis elle entendit des voix dans la maison, masculines, brutales, qui interrogeaient quelqu’un. Elle demeura immobile, paralysée.

  • Où se cache-t-elle ? Parle, sinon je t’abats sous les yeux de ton fils !
  • Elle est partie, murmura tout bas une femme qui semblait être sa tante.

Océane en oublia de respirer. Le temps ralentit entre deux battements de cœur. Un coup de feu retentit.

  • Maman !

Un corps s’effondra sur le plancher. La jeune fille perçut les pleurs de son petit cousin et son oncle hurler :

  • Je vais tous vous buter, salauds !

Un autre coup de feu. Ses jambes faiblirent, elle dut poser une main sur la table basse du couloir, ce qui entraîna la chute d’un cadre photo. Elle devait réagir, les secourir, et pourtant elle en était incapable. C’est alors qu’elle sentit la porte d’entrée s’ouvrir derrière son dos. Un courant d’air glacial l’atteignit. Au même moment, un des agresseurs sortit de la cuisine, attiré par le bruit. Un grand sourire illumina son visage lorsqu’il la vit, sourire qui se transforma rapidement en un rictus. Il venait de recevoir un projectile dans la tête, en plein milieu du front. Le son brutal de l’arme meurtrière parvint deux millisecondes plus tard aux oreilles d’Océane.

En état de choc, elle assista à la chute de la brute. Quelqu’un la poussa sans ménagement et se rua vers l’autre assaillant. Cet individu, son sauveur, fut accueilli par une rafale de balles et dut reculer. Par la suite, il n’osa pas ouvrir le feu à nouveau, probablement à cause de la présence de son petit cousin dans la cuisine. L’homme sembla familier à l’adolescente, dans la trentaine, de type caucasien, une profonde cicatrice au-dessus de l’arcade sourcilière gauche. Il avait un air déterminé, nullement intimidé par la fusillade.

Les tirs de l’agresseur cessèrent et on entendit un chargeur à munitions tomber sur la céramique. Le nouvel arrivant en profita pour se ruer dans la pièce. Un bruit sourd de tintements de casseroles s’ensuivit. Ce fut à cet instant que la paralysie d’Océane la quitta. Ses jambes la propulsèrent vers l’avant. L’image qui s’imprima alors sur sa rétine lui brisa le cœur.

Sa tante se trouvait étendue par terre, les yeux ouverts fixant le plafond, baignant dans une flaque de sang qui ne cessait de s’agrandir. Son fils était allongé sur elle, des spasmes le secouant. À l’autre extrémité de la salle, deux hommes luttaient corps à corps, son sauveur et le type qui avait bousculé son copain plus tôt dans la journée.

Celui à la cicatrice reçut un violent coup de coude à la gorge et roula sur le dos, cherchant son souffle. Son adversaire se leva péniblement et s’approcha de lui. Un couteau à cran d’arrêt apparut dans sa main, la lame jaillit, se reflétant dans les ampoules du luminaire du plafond de la cuisine. Il s’apprêtait à infliger une blessure mortelle à son opposant quand Océane réagit. Elle prit le premier objet à sa portée, soit un chaudron massif en fonte. Elle fit trois enjambées et, de toutes ses forces, frappa l’arrière du crâne de ce criminel. Ce dernier s’écroula sur sa victime, la pointe du poignard atterrissant à quelques centimètres de l’oreille droite de son ennemi.

Immédiatement, le calme revint, entrecoupé par les gémissements du petit garçon et le bruit de balancier d’une antique horloge grand-père fixée au mur du salon. Dans une quinte de toux, le sauveur de la maisonnée écarta sans ménagement l’agresseur, assommé. C’est à ce moment-là que la fille de Thérésa Alou le reconnut : c’était l’inspecteur de police qui l’avait interrogée sur le mont Royal le matin du meurtre du joueur de hockey avec lequel elle avait passé la nuit !

Xavier se releva difficilement en grognant, porta de la pointe de sa botte un coup fatal à la tête de la brute et observa la scène devant lui. Une lueur triste apparut alors dans son regard. Il remarqua le père de l’enfant, étendu sur le sol, immobile.

  • Bon sang !

Il se précipita vers lui et mit une main sur son cou. Au bout de quelques secondes, il s’exclama :

  • Au moins, il est vivant ! Appelle les secours, vite !

Il fallut un moment à Océane pour réagir. Pourquoi le type ne s’occupait-il pas aussi de sa tante ?

Elle n’eut pas le temps de prendre le téléphone. Les moteurs de deux véhicules se firent entendre et semblaient se rapprocher à toute vitesse. L’homme à la cicatrice jeta un œil à la fenêtre.

  • Il y a une autre sortie ?
  • Oui, la baie vitrée.
  • Pars, je vais tenter de les ralentir.
  • Et mon cousin ?
  • C’est après toi qu’ils en ont. Tu dois décamper.
  • Pas question ! Je reste !

Le policier allait répliquer, mais la voix faible du blessé vint rendre toute discussion caduque.

  • Il a raison, Océane. Il faut fuir…

Le sentiment de celle-ci oscilla entre crainte et soulagement.

  • Je ne peux pas faire ça.
  • Bien sûr que si.

Son oncle se redressa péniblement, une main tenant son côté droit, au niveau de la hanche.

  • Ils t’ont trouvée et il y en aura d’autres. On va les retenir.
  • Et je vais où, moi ?

Le bruit sourd de portières de véhicules retentit dehors. Xavier accueillit les visiteurs avec quelques coups de feu.

  • Cours chez ton copain et fichez le camp avec la motoneige.

Disant cela, Patrick sembla retrouver son énergie et réussit tant bien que mal à se mettre debout. Il s’empara de l’arme qui avait servi à abattre sa femme.

Un tir de l’extérieur vint atteindre la vieille horloge grand-père.

  • Rendez-vous demain, en fin de matinée, à Lévis au chalet du terrain de golf. Un de mes contacts ira vous chercher.
  • Ne prenez pas la route, suivez les sentiers, ajouta sèchement le policier.

L’adolescente l’observa, il était concentré sur chacune de ses cibles. Son oncle ne remit pas en question son autorité toute naturelle et se dirigea vers la fenêtre du salon et étudia la cour arrière.

  • Ils n’ont pas eu le temps de nous encercler. Fais ce qu’on te dit, Océane. Sauve-toi, si tu veux survivre.

Cette dernière regarda son petit cousin, encore près de sa mère inerte. Elle rampa vers lui et lui serra la main.

***

Le reste de la journée se déroula comme dans un film pour la citadine. Elle put s’enfuir par la porte arrière de la maison. Pas besoin de s’attarder à mettre des vêtements chauds, elle n’avait même pas eu le temps de les enlever. Cinq minutes plus tard, elle arriva chez Mathieu, en sueur. Le village, si calme il y avait à peine quelques minutes, semblait désormais en ébullition. La nouvelle de l’attaque s’était ébruitée et plusieurs habitants étaient dans les rues, leurs carabines de chasseur à la main. Bizarrement, alors qu’elle croyait au début que sa tante avait été victime d’une agression localisée, c’est toute la région qui se trouvait sur le pied de guerre. Elle entendit des pétarades, des coups de feu d’armes automatiques, et de la fumée assaillit ses narines.

Son copain avait dû être averti par son oncle, car il s’affairait à charger des bagages sur la motoneige afin d’effectuer une longue randonnée lorsqu’elle arriva au magasin général. En le voyant, elle se précipita dans ses bras et éclata en sanglots. Il la rassura un court moment, puis la força à lever son menton pour obtenir un contact visuel.

  • C’est affreux, mais il faut partir. Immédiatement.

Cela ne la consola nullement. À travers ses larmes toutefois, elle vit son regard. Il était aussi choqué qu’elle.

             Dans la rue, une camionnette passa en trombe. Deux hommes armés se tenaient à l’arrière du pick-up à braver le froid.

  • Il t’a dit quoi avant que tu partes ? lui demanda son petit ami.
  • De suivre le plan de secours. C’est quoi ça ?

Mathieu ne lui répondit pas. Il ferma la porte du garage et s’assit sur la motoneige. Elle retint ses pleurs et se plaça derrière lui.

  • Tu as ton portable avec toi ? Donne-le-moi.

Elle lui tendit son téléphone qui ne lui était pratiquement d’aucune utilité depuis quelques semaines, à part pour prendre des photos et des vidéos. Il le lança au loin.